Thursday, October 24, 2013

LA « BISOÏTE » ET L’EMERGENCE D’UNE ETHIQUE AU NIVEAU DE LA « COMMUNAUTE DIALOGALE » :
LE COMMUNALISME AFRICAIN DANS LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE DE TSHIAMALENGA NTUMBA

Par M. Ndomba Ngoma

Dans sa philosophie du langage, Tshiamalenga Ntumba se donne plusieurs objectifs. Il veut démontrer d’abord que c’est le langage qui constitue la différence entre un animal et un humain ; ensuite que cette spécificité de l’homme qui est le langage démontre la socialité humaine et donc développe une compréhension de la société et de l’Etat différente de celle des philosophes individualistes du contrat social et une philosophie du langage différente de celle individualiste de Wittgenstein I. Et enfin articule le primat du nous (bisoïté[1]) sur l’intersubjectivité.

De la socialité relevant de la facticité à la communauté dialogale éthique

Tshiamalenga Ntumba apporte la preuve de la spécificité de la socialité humaine, et donc des conditions de possibilité de l’éthique sociale, à partir de la philosophie du langage. Toute socialité est faite de facticité ou d’artificialité. Alors, qu’est-ce qui fait la différence entre la socialité des abeilles et celle des humains ? Pour Tshiamalenga Ntumba, la socialité humaine va au-delà de la facticité pour inclure l’idéalité. La socialité animale est « pure facticité » tandis que la socialité humaine « est à la fois facticité et idéalité »[2]. Cette idéalité est spécifiée par la nature humaine, la culture, le langage et l’éthique.
Au-delà des résultats des sociologues et politologues qui montrent que « la société est un système ou sous-système en évolution », Tshiamalenga admet, à partir des résultats de sa philosophie du langage, qu’en plus « d’être un système, la société humaine est en même temps et dialectiquement une ‘communauté dialogale’ et donc une société éthique, i.e. une société qui n’est pas simplement donnée, mais qui, comme société idéale, est nécessairement et toujours déjà postulée par tout acte de parole en tant que communication digne de ce nom»[3].  Pour lui, un langage  qui est une communication digne de ce nom postule ou anticipe, nécessairement et toujours, deux choses : (i) une communauté dialogale et (ii) une éthique.

 Le langage suppose et postule une communauté dialogale

La communauté dialogale est l’expression de la socialité humaine. Le langage implique une communauté au-delà d’un « je » et d’un « tu », c’est-à-dire au-delà de l’intersubjectivité. Si tel est le cas du langage qui spécifie la socialité humaine alors la communauté ou encore le « Nous » (Biso) de la communauté a le primat ou est prioritaire par rapport au couple « Je-Tu » de l’intersubjectivité.

Comment Tshiamalenga démontre-t-il la communauté dialogale à partir du langage ? Pour parler correctement, les interlocuteurs doivent appliquer les mêmes idées aux mêmes mots. Si j’utilise le mot « maison » par exemple, pour me faire comprendre, mon interlocuteur doit avoir comme moi ce à quoi le mot « maison » s’applique. Et cela pas seulement mon interlocuteur, mais tous les membres de cette communauté linguistique. Ainsi contrairement à Locke qui a parlé d’une langue privée, le mot est une affaire publique dont l’idée est perceptible par tous ceux qui font partie d’une telle communauté linguistique[4]. Le langage, par conséquent, suppose une communauté linguistique parce que chaque mot est extramental dans la mesure où l’association entre un mot et une idée est une affaire publique, extramentale et non pas intramentale. L’idée d’une langue privée comme l’idée d’un contrat social caractérise l’aspect individualiste ou solipsiste aussi bien des philosophies du contrat social de Thomas Hobbes (contrat de soumission) et de Jean Jacques Rousseau (le contrat social et volonté générale), que de la perspective individualiste des philosophies du langage de John Locke et de Wittgenstein I.[5].

Wittgenstein II par contre avait compris que parler une langue c’est suivre une règle et que l’on ne peut suivre une règle seul[6]. Par conséquent parler une langue suppose une communauté dialogale. Cependant cette communauté dialogale doit être idéale (CDI=Communauté Dialogale Idéale). Une CDI de l’humanité à la recherche d’un consensus  est une communauté illimitée « dans le temps et l’espace, au-dessus de toute idéologie et hostile par critique, à toute conclusion hâtive »[7]. « Une telle CDI, nécessairement et toujours déjà postulée par tout jeu de langage, n’est autre que la société idéale ou la socialité. Ainsi donc la société n’est pas fondée mais bien postulée par le langage, en sorte que la société n’est ni d’ordre biologique, ni d’ordre conventionnel mais bien d’ordre transcendantal. Mais précisément, cette transcendatalité ne doit point être ahistorique, en sorte que la socialité est toujours en même temps une socialité réelle, historique, idéale et éthique, d’autre part[8] ».
L’affirmation de la communauté dialogale dans le langage suppose deux aspects importants qui méritent d’être soulignés avec force. Le premier aspect est que, par la communauté dialogale du langage, Tsiamalenga différencie le « Nous » de la communauté aux relations intersubjectives. En effet, les relations intersubjectives caractérisent très souvent une approche individualiste de la société. L’intersubjectivité pour Tsiamalenga définit une socialité inter-individualiste, inter-solipsiste, inter-monologiste, inter-personnaliste et/ou associationniste. La socialité bisoïste par contre « transcende la simple facticité inter-individualiste et associationniste »[9]. Le deuxième aspect est que par le fait de la nature du langage humain,  l’être humain est un être social au sens communautaire, c’est-à-dire au-delà de la simple relation entre deux « Je » ou entre un « Je » et un « Tu » de la relation intersubjective. Reconnaître donc le langage humain c’est ipso facto reconnaître la socialité humaine au-delà de l’intersubjectivité.

La communauté dialogale (postulée par le langage) suppose et postule une éthique

L’une des contributions les plus importantes de la  philosophie du langage c’est d’avoir mis en exergue l’éthique de la communication. La philosophie du langage a démontré qu’il y a une éthique dans la communication. Le langage humain comme communication digne de ce nom suit des règles éthiques. Il implique deux grammaires : la grammaire de la langue utilisée et une grammaire éthique. Par conséquent, la socialité humaine mise en relief par le langage est une socialité éthique. Tshiamalenga affirme à cet effet :

« Une telle socialité idéale en tant que condition de possibilité de tout jeu de langage, de tout acte de parole et donc de toute communication digne de ce nom est toujours en même temps une socialité éthique. En effet, pour que la communication soit une communication, certaines normes universelles et impératives doivent nécessairement et toujours déjà être postulées : la socialité, l’égalité des partenaires dialogaux en ce qui concerne tant les droits que les devoirs, la recherche de la vérité en termes de consensus vrai, la nécessité, la conformité au bon usage des expressions linguistiques utilisées, i.e. la conformité aux normes impliquées par la composante performative ou illocutionnaire de tout acte de parole, etc.
Ainsi donc, ce qui distingue la socialité humaine de la socialité animale c’est certes le langage. Mais c’est surtout les conditions de possibilité pour que le langage soit en même temps une communication digne de ce nom. Et il se trouve que bon nombre de ces conditions ne sont autres que des impératifs catégoriques, i.e. des normes éthiques, en sorte que la société humaine se distingue de la société animale en ceci que la société humaine est nécessairement et toujours déjà constitutivement une SOCIETE ETHIQUE »[10].

En définitive, l’examen du langage humain dans la perspective de Tshiamalenga Ntumba révèle donc une éthique qui ne se situe pas au niveau individuel ou personnel du « je », ni au niveau du « je-tu » de l’intersubjectivité, mais au niveau du « Nous » (Biso) de la société. La socialité humaine est fondamentalement une socialité éthique. L’éthique sociale participe de la constitution même du type d’être que sont les êtres humains. Placer la spécificité de l’éthique sociale au niveau de la socialité humaine, c’est en même temps postuler un lien fondamental entre l’éthique sociale et l’anthropologie. C’est donc à juste titre que Roger Mehl affirme que « [c]’est l’anthropologie qui constitue le lien entre l’éthique personnelle et l’éthique sociale »[11].


[1] Ce mot vient du Lingala « biso » qui veut dire « nous ». Le lingala est une des langues parlées au Congo-Brazzaville et en République Démocratique du Congo.
[2] Tshiamalenga, Ntumba, « Langage et socialité: Primat de la 'Bisoïté' sur l'intersubjectivité », dans Recherches Philosophiques Africaines, Philosophie et ordre social, Actes de la 9e Semaine Philosophique de Kinshasa du 1er au 07 décembre 1985, Kinshasa, Facultés de Théologie Catholique de Kinshasa, 1985, p. 57-82, à la p. 57.
[3] Ibid., p.57-58.
[4] Ibid., p. 64.
[5] Ibid., p. 61-66.
[6] Ibid., p.66.
[7] Ibid., p.67.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p.58.
[10] Ibid., p. 67-68
[11] Roger Mehl, Pour une éthique sociale Chrétienne, Cahiers théologiques 56, Neuchâtel, Suisse, Editions Delachaux et Niestlé, 1967, p.14.

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