Thursday, May 17, 2007

DETTE AFRICAINE ET DEVOIR DE JUSTICE

DEVOIR DE JUSTICE ET USAGE DES RESSOURCES DE L’ANNULATION DE LA DETTE AFRICAINE
Par M. Ndomba Ngoma

Il existe un paradoxe autour de la question de l’annulation de la dette africaine dont l’enjeu mérite d’être pris au sérieux. Il y a en effet, d’une part, ceux qui réclament l’annulation de la dette, avec l’illusion d’augure d’âge d’or, dans les conditions définies par l’initiative Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) et d’autre part, ceux qui, se basant sur la corruption et le déficit démocratique dans la plupart de ces pays, combattent un tel processus qui, selon eux, ne profiterait nullement aux pauvres qui sont les vraies victimes de la crise de l’endettement. Cependant, pour les uns comme pour les autres, ce paradoxe rencontre une double exigence de justice : la réparation de l’injustice du caractère odieux de la dette d’une part, et d’autre part, la réparation de l’injustice contre les pauvres qui subissent des effets négatifs du service de la dette. Si le principe de l’annulation de la dette est acquis dans le cadre de l’initiative PPTE et que si son aboutissement n’est retardé que par la corruption ou l’incompétence de certains gouvernements, alors l’une des solutions pour résoudre un tel paradoxe serait de transformer le service de la dette en une épargne constituant un fonds géré par les institutions multilatérales et qui serait utilisé pour des objectifs bien ciblés comme l’accroissement des capacités des institutions et ONG de la microfinance permettant aux pauvres d’accéder aux capitaux et de financer leurs microprojets.

L’objectif de cette réflexion est d’expliquer comment le besoin de créer un fonds alimenté par le service de la dette des pays engagés dans le processus de l’initiative PPTE, découle du devoir de justice à l’égard des populations démunies.

i.- Annulation de la dette africaine : entre l’exigence de justice liée au caractère odieux de la dette et le devoir de justice à l’égard des victimes des effets négatifs du service de la dette.

Il y a une littérature abondante sur le caractère odieux et même illégitime d’une bonne partie de la dette africaine. Point n’est donc besoin ici d’y revenir. Il convient cependant de rappeler que non seulement le surendettement a été encouragé et surtout facilité par des facteurs douteux et par la complicité de certains créanciers, mais aussi qu’une bonne fraction des fonds empruntés a été replacée dans les banques occidentales. Parmi les cas les plus cités, il y a Mobutu Sese Seko, ex-président de la République Démocratique du Congo (Ex-Zaire), qui aurait mis hors de son pays une somme de 18 milliards de dollars Américains. L’aspect odieux et illégitime de la dette Africaine est aussi justifié par le fait que l’Afrique a déjà remboursé la totalité des sommes empruntées mais est toujours écrasée par le poids des intérêts. La Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED) rapporte que sur les 540 milliards de dollars que l’Afrique a reçus entre 1970 et 2002, elle a déjà remboursé 550 milliards, pourtant l’encours de sa dette s’élève encore à 295 milliards.[1]

La situation de l’encours de la dette africaine donne la fâcheuse image d’une forme moderne d’esclavage. Comme l’esclave travaillant pour son maître, les Africains devront travailler sans interruption pendant longtemps pour rembourser la dette, finançant ipso facto les économies des pays riches. C’est cette forme d’esclavage qui fait de l’annulation de la dette une exigence morale. En effet, au regard de la misère entretenue et aggravée par le service de la dette qui ponctionne une bonne partie des budgets de l’éducation, de la santé, des infrastructures de base et autres secteurs vitaux, la question de la dette sort de l’univers purement économique. Elle devient un problème moral, social et sécuritaire pour la communauté internationale. Elle est un problème moral parce que, comme l’a dit Tony Blair, le premier ministre Britannique, lors d’une conférence du parti travailliste, « la situation de l’Afrique est une blessure dans la conscience du monde. » En conséquence, la pauvreté entretenue par la crise de l’endettement fait de l’annulation de la dette une exigence ou un devoir de justice.

L’initiative PPTE lancée en 1996 et renforcée par l’accord sur l’annulation à 100% de la dette multilatérale le 11 juin 2005 à Gleneagles trouverait son fondement sur une telle exigence morale. Elle est un engagement de la part de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International d’alléger puis d’annuler la dette des pays dont le niveau d’endettement est insoutenable. Le processus de l’allégement puis de l’annulation se fait en trois étapes. La première étape, qui est celle de l’éligibilité, est marquée par l’établissement de l’insoutenabilité de la dette, la définition des critères macroéconomiques, juridiques et financiers comme objectifs à atteindre, et l’élaboration de Documents de Stratégie pour la Réduction de la Pauvreté (DSRP). La seconde étape est celle du point de décision qui est atteint s’il y a de bons résultats sur les critères établis à la première étape. Le point de décision s’accompagne de l’allégement de la dette du pays concerné. La dernière étape est le point d’achèvement. Il est atteint quand un pays maintient sa stabilité macroéconomique et respecte les engagements pris au point de décision. Au point d’achèvement et aux termes de l’accord du sommet du G8 de Gleneagles, la décision d’annulation à 100% de la dette devient permanente.

Cependant, si l’initiative PPTE améliorée par l’accord de Gleneagles a tout au moins la présomption de satisfaire l’exigence de justice liée au caractère odieux et insoutenable de la dette, l’autre exigence de justice, celle liée à l’amélioration des conditions de vie des pauvres, reviendrait exclusivement aux gouvernements des pays concernés. En conséquence, nombre d’organisations non gouvernementales et membres de la société civile font remarquer qu’il n’y a aucune indication que les gouvernements qui ont conduit l’Afrique à sa situation d’insolvabilité actuelle soient subitement en mesure de transformer le processus de l’annulation de la dette en une mesure de lutte contre la pauvreté. En effet, dans un grand nombre de pays africains, les hommes politiques qui étaient au pouvoir au plus fort de l’accumulation de la dette et de sa gestion calamiteuse, dirigent encore leur pays et certains sont même parmi les plus loquaces sur la question. Les gouvernements d’un grand nombre de pays africains sont gangrenés par la corruption qui, du reste, est l’un des plus grands problèmes du développement du continent. Récemment, M. Nuhu Ribadu, directeur de l’agence anti-corruption du Nigeria citait l’Union Africaine en rapportant que le continent perdrait annuellement 148 milliards de dollars (soit 25% du PNB) à cause de la corruption. Dans un contexte où un chef d’état peut non seulement changer la constitution à volonté mais aussi amasser à lui seul une somme de 4 milliards de dollars US en cinq années de pouvoir, comme c’était le cas de Sani Abacha du Nigeria, les ressources générées par l’annulation de la dette auraient bien du mal à parvenir aux populations des pays concernés dans les conditions actuelles du processus. En effet, les scandales de corruption et de gabegie foisonnent sur le continent. D’où le besoin paradoxal de maintenir le service de la dette comme moyen de réduire la marge de corruption et de gabegie.

Au delà de la corruption et de la gabegie tous azimuts, il y a un manque de volonté politique scandaleux pour s’engager résolument dans la réduction de la pauvreté. Ce manque de volonté est décelable à travers la surprenante échelle de valeur utilisée dans les dépenses publiques. Par exemple, les phénomènes des frais de déplacement exorbitants, des dépenses de luxe et de construction des aéroports et autres investissements improductifs dans les villages des présidents sont toujours observables sur le continent.

Le cas de l’Ouganda est très instructif sur les inquiétudes concernant le sort des pauvres en aval du processus de l’annulation de la dette. Après avoir bénéficié de 650 millions de dollars de dette annulée, la première chose que Yoweri Museveni (le président Ougandais qui, du reste, vient de changer la constitution pour se faire élire une troisième fois) aurait fait, aurait été de s’acheter un nouveau jet présidentiel. Pire, il est estimé qu’il aurait dépensé une somme équivalente pour son engagement militaire en République Démocratique du Congo.[2] En d’autres termes, l’annulation de la dette, au lieu de servir au maximum les programmes de lutte contre la pauvreté, a plutôt permis à ce pays de faire la guerre à son voisin et d’allonger la liste des dépenses de luxe. Dans le cas de ce pays, si l’exigence de justice réparant le caractère odieux de la dette a été satisfaite, le devoir de justice à l’égard des pauvres ne l’a pas été. Cet exemple est assez éloquent pour comprendre que si l’annulation de la dette se passait dans des conditions actuelles, ce serait comme un coup d’épée dans l’eau et que très tôt les mêmes pays seraient encore lourdement endettés. Ceci est d’ailleurs le cas de certains pays parmi les premiers à bénéficier de cette mesure.

Dans la mesure où la médiation gouvernementale ne garantit pas toujours les effets escomptés, pour que l’annulation de la dette africaine satisfasse la double exigence de justice, elle doit inclure des mécanismes de réduction de la pauvreté qui sont concrets, efficaces et directement accessibles aux pauvres.

ii.- Annulation de la dette et constitution d’un fonds pour les micro-crédits aux pauvres

L’initiative PPTE renforcée par l’accord du sommet du G8 de Gleneagles est assortie d’une supposition selon laquelle, suivant certains critères macroéconomiques, juridiques et financiers, la dette insoutenable des pays pauvres sera totalement annulée. Selon cette initiative, le principe de l’annulation totale de la dette par les institutions multilatérales (Banque Mondiale, Fonds Africain de développement et le Fonds Monétaire International), tout au moins, est donc acquis. Cependant, bien que le principe soit acquis, l’atteinte du point d’achèvement peut prendre plusieurs années au cours desquelles le service de la dette empire la situation des pauvres. Jusqu’au mois de mai 2005, en dehors des pays comme l’Ouganda, le Mozambique, la Tanzanie, le Burkina Faso qui sont passés du point de décision au point d’achèvement en quelques mois, le processus prend plusieurs années pour le plus grand nombre des pays. Il a pris cinq ans par exemple pour le Rwanda et la Zambie alors que le Cameroun, la Guinée, le Malawi, le Sao Tome, la Gambie, etc. qui ont atteint le point de décision en 2000 attendaient toujours leur point d’achèvement. Pire encore, des pays éligibles au processus comme le Burundi, la Côte d’Ivoire, le Liberia, etc., n’étaient pas encore au point de décision. Pour les pauvres, retarder une telle mesure salutaire c’est prolonger leur calvaire. Un tel retard serait aussi une nouvelle forme d’injustice contre les populations démunies dans la mesure où il serait une manière de leur faire payer les effets de la corruption ou de l’incompétence de leurs gouvernants.

Par conséquent, si le processus de l’annulation de la dette est vraiment engagé avec le souci de soulager la misère des pauvres, il doit conjuguer, de manière effective et efficace, le principe de l’annulation de la dette et la réduction de la pauvreté dès l’établissement de l’éligibilité d’un pays à l’initiative PPTE, sans, bien entendu, sacrifier les critères de bonne gestion et d’assainissement macroéconomique et financier exigés. Une telle conjugaison exigerait la définition de la fraction des montants qui seraient affectés directement aux pauvres dans les programmes de réduction de la pauvreté. La proposition ici faite est qu’une telle fraction soit affectée à la création d’un fonds pour financer les activités qui pourraient directement soulager la misère des pauvres. Si l’on prend une fraction de 25% par exemple, cela reviendrait à dire que le quart du service de la dette serait déduit pour constituer une sorte d’épargne obligatoire gérée par les institutions multilatérales et utilisé pour financer des projets ciblés dont les pauvres seraient directement bénéficiaires, telles que des activités génératrices de revenus.

Cette proposition de créer un fonds alimenté par le service de la dette au profit du financement des activités des pauvres présente deux aspects importants. D’une part, pour éviter les simples effets d’annonce et faire preuve d’engagement sérieux aux côtés des pauvres, l’éligibilité d’un pays à l’initiative PPTE devrait nécessairement être accompagnée, de la renonciation de la part de la communauté financière internationale, de disposer d’au moins un certain pourcentage des versements au titre du service de la dette du pays concerné. Théoriquement une telle renonciation fait déjà partie intégrante du principe même de l’annulation de la dette. Par conséquent, elle doit être effective, ne fut-ce qu’en partie, dès l’établissement de l’éligibilité d’un pays. Une telle renonciation définirait le sérieux de l’initiative et unirait le principe de l’annulation et le devoir immédiat de justice à l’égard des pauvres. S’il est compréhensible que des critères soient imposés pour atteindre les points de décision et d’achèvement, il n’est pas compréhensible que les institutions multilatérales continuent de disposer de la totalité des fonds versés au titre du service de la dette malgré la connaissance parfaite de la précarité que ces versements engendrent auprès de la plus grande partie de la population.

D’autre part, l’une des propositions d’affectation du fonds ainsi constitué serait le renforcement des capacités des institutions et ONG octroyant des microcrédits aux pauvres. Les données sur les microcrédits venant de plusieurs pays d’Afrique comme le Madagascar, la Tanzanie, la République Démocratique du Congo, le Kenya, l’Ouganda, etc, montrent que le financement des microprojets générateurs de revenus a un impact réel et immédiat sur la réduction de la misère. L’accès des pauvres aux capitaux n’est certes pas la panacée étant donné l’importance des facteurs macroéconomiques, démocratiques, juridiques, sécuritaires, etc. Il a cependant un effet indéniable sur l’amélioration des revenus des pauvres surtout quand il est accompagné d’une initiation de base aux outils essentiels de gestion.

Le principe de base des microcrédits comme le comprend son fondateur Mohamad Yunus est bien simple. Pour un pêcheur par exemple, la somme nécessaire pour acheter un filet de pêche serait suffisante pour lui permettre de démarrer une activité génératrice de revenus et d’un certain bien-être. Cette analyse expliquerait l’efficacité de la méthode de microcrédits dans la réduction de la pauvreté. En effet, ce dont on ne se rend pas souvent compte, c’est que ces pauvres ne manquent pas généralement d’aptitudes et de qualifications. Ils sont menuisiers, charpentiers, couturiers, cuisiniers, pêcheurs, fabricants de savon ou d’huile, forgerons, cultivateurs, éleveurs, etc. La plupart des pauvres en Afrique ne sont pas totalement ignorants ou paresseux au point d’être incapables de se prendre en charge. Même quand ils n’ont jamais été à l’école, ils ont, en plus du savoir-faire venant de leurs traditions culturales et culturelles, la simple force physique et la volonté de travail qui constituent des atouts importants pour les activités économiques. Paradoxalement, est c’est l’un des plus grands problèmes des pauvres en Afrique, malgré ces atouts, ces aptitudes et ces qualifications, ils ne peuvent pas vivre de ce qu’ils savent faire à cause du manque de moyens financiers. L’accès aux microcrédits leur permettrait donc de valoriser leur savoir-faire et de parvenir à un certain bien-être.

Le soutien financier des pauvres pour l’épanouissement de leur savoir-faire aurait des retombées considérables aussi bien à court qu’à long termes. A court terme, il permettrait de sortir immédiatement des milliers de personnes du cercle infernal de la misère. A long terme, il permettrait de favoriser une culture de l’investissement venant de la base. L’Afrique a encore un long chemin à parcourir dans la culture de l’investissement. C’est pourtant une telle culture qui, conjuguée avec la technologie, ferra sortir l’Afrique d’une médiocre économie uniquement basée sur la chasse et la cueillette des produits naturels sans impact majeur sur la création d’emplois et sans valeur ajoutée significative. Devant la réticence des investisseurs étrangers, l’Afrique n’émergera significativement dans les échanges internationaux que quand il y aura une classe importante d’investisseurs Africains nantis de la technologie et capables de considérer la transformation sur place de leurs matières premières comme l’avantage comparatif qui redéfinira l’importance du continent dans le commerce mondial.

En conclusion, le débat pour ou contre l’annulation de la dette des pays africains gangrenés par la corruption et le déficit démocratique et juridique, peut trouver des solutions satisfaisant l’exigence et le devoir de justice aussi bien pour réparer le caractère odieux de la dette, que pour transformer de manière effective et efficace l’annulation de la dette en une mesure permettant aux pauvres d’accroître leur revenu et d’atteindre un certain bien-être. La création d’un fonds alimenté par une fraction du service de la dette pendant l’attente du point d’achèvement serait donc une solution transversale entre les gouvernements corrompus et incompétents qui réclament l’annulation de leur dette et les membres de la société civile soutenant les pauvres et qui font le lobbying pour qu’une telle mesure ne soit pas prise à cause des risques de détournement de fonds et de gabegie tous azimuts.

Ce débat soulève par ailleurs une autre question très importante : la question du modèle de développement adéquat pour l’Afrique. Comment penser le développement de l’Afrique avec des gouvernements pour lesquels la corruption semble être une fatalité ? Dans l’état actuel des choses, tout modèle ou stratégie devrait revoir la prééminence actuelle des gouvernements africains dans le processus de développement et de la lutte contre la pauvreté.

[1] United Nations Conference on Trade and Development, Economic Development in Africa: Debt Sustainability: Oasis or Mirage? Geneva: United Nations, 2004, p. 9.
[2] George Ayittey, Africa Unchained: A Blueprint for Africa’s Future, New York: Palgrave McMillan, 2005, p. 299.

1 comment:

Anonymous said...

Le plus important c'est ta présence et tes idées. Je suis en train de séjourner là, dans ton blog. C'est consolant de constater qu'il y a des énergies qui se concentrent pour essuyer les larmes du Congo, de l'Afrique, des noirs frappés par la dette, la pauvreté et que sais-je encore... Cela nous suffit Mathieu ! Les gens qui se font la voix des voix étouffées et affaiblies par la faim, la maladie, l'ignorance ; la plume des sans plume, de ceux dont les doigts refroidis par tant d'injustices ou chauffés par le vol malicieux des richesses de notre terre, sont incapables d'écrire une ligne d'histoire. Merci pour ces belles pages Mathieu ! Je suis avec toi !

Raph