LA « BISOÏTE » ET L’EMERGENCE D’UNE ETHIQUE AU
NIVEAU DE LA « COMMUNAUTE DIALOGALE » :
LE COMMUNALISME AFRICAIN DANS LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE
DE TSHIAMALENGA NTUMBA
Par M. Ndomba Ngoma
Dans sa philosophie du langage, Tshiamalenga
Ntumba se donne plusieurs objectifs. Il veut démontrer d’abord que c’est le
langage qui constitue la différence entre un animal et un humain ; ensuite
que cette spécificité de l’homme qui est le langage démontre la socialité
humaine et donc développe une compréhension de la société et de l’Etat
différente de celle des philosophes individualistes du contrat social et une
philosophie du langage différente de celle individualiste de Wittgenstein I. Et
enfin articule le primat du nous (bisoïté[1])
sur l’intersubjectivité.
De la socialité relevant de la facticité à la communauté dialogale
éthique
Tshiamalenga Ntumba apporte la preuve de la spécificité de la
socialité humaine, et donc des conditions de possibilité de l’éthique sociale,
à partir de la philosophie du langage. Toute socialité est faite de facticité
ou d’artificialité. Alors, qu’est-ce qui fait la différence entre la socialité
des abeilles et celle des humains ? Pour Tshiamalenga Ntumba, la socialité
humaine va au-delà de la facticité pour inclure l’idéalité. La socialité
animale est « pure facticité »
tandis que la socialité humaine « est à la fois facticité et idéalité »[2].
Cette idéalité est spécifiée par la nature humaine, la culture, le langage et
l’éthique.
Au-delà des résultats des sociologues et politologues qui montrent que
« la société est un système ou sous-système en évolution »,
Tshiamalenga admet, à partir des résultats de sa philosophie du langage, qu’en
plus « d’être un système, la société humaine est en même temps et
dialectiquement une ‘communauté
dialogale’ et donc une société éthique, i.e. une société qui n’est pas
simplement donnée, mais qui, comme société idéale, est nécessairement et
toujours déjà postulée par tout acte de parole en tant que communication digne
de ce nom»[3]. Pour lui, un langage qui est une communication digne de ce nom
postule ou anticipe, nécessairement et toujours, deux choses : (i) une
communauté dialogale et (ii) une éthique.
Le langage suppose et postule
une communauté dialogale
La communauté dialogale est l’expression de la
socialité humaine. Le langage implique une communauté au-delà d’un
« je » et d’un « tu », c’est-à-dire au-delà de
l’intersubjectivité. Si tel est le cas du langage qui spécifie la socialité
humaine alors la communauté ou encore le « Nous » (Biso) de la communauté a le primat ou
est prioritaire par rapport au couple « Je-Tu » de
l’intersubjectivité.
Comment Tshiamalenga démontre-t-il la
communauté dialogale à partir du langage ? Pour parler correctement, les
interlocuteurs doivent appliquer les mêmes idées aux mêmes mots. Si j’utilise
le mot « maison » par exemple, pour me faire comprendre, mon
interlocuteur doit avoir comme moi ce à quoi le mot « maison »
s’applique. Et cela pas seulement mon interlocuteur, mais tous les membres de
cette communauté linguistique. Ainsi contrairement à Locke qui a parlé d’une
langue privée, le mot est une affaire publique dont l’idée est perceptible par
tous ceux qui font partie d’une telle communauté linguistique[4]. Le
langage, par conséquent, suppose une communauté linguistique parce que chaque
mot est extramental dans la mesure où l’association entre un mot et une idée
est une affaire publique, extramentale et non pas intramentale. L’idée d’une
langue privée comme l’idée d’un contrat social caractérise l’aspect
individualiste ou solipsiste aussi bien des philosophies du contrat social de
Thomas Hobbes (contrat de soumission) et de Jean Jacques Rousseau (le contrat
social et volonté générale), que de la perspective individualiste des
philosophies du langage de John Locke et de Wittgenstein I.[5].
Wittgenstein II par contre avait compris que parler une langue c’est
suivre une règle et que l’on ne peut suivre une règle seul[6].
Par conséquent parler une langue suppose une communauté dialogale. Cependant
cette communauté dialogale doit être idéale (CDI=Communauté Dialogale Idéale).
Une CDI de l’humanité à la recherche d’un consensus est une communauté illimitée « dans le
temps et l’espace, au-dessus de toute idéologie et hostile par critique, à toute
conclusion hâtive »[7].
« Une telle CDI, nécessairement et toujours déjà postulée par tout jeu de
langage, n’est autre que la société idéale ou la socialité. Ainsi donc la
société n’est pas fondée mais bien postulée par le langage, en sorte que la
société n’est ni d’ordre biologique, ni d’ordre conventionnel mais bien d’ordre
transcendantal. Mais précisément, cette transcendatalité ne doit point être
ahistorique, en sorte que la socialité est toujours en même temps une socialité
réelle, historique, idéale et éthique, d’autre part[8] ».
L’affirmation de la communauté dialogale dans
le langage suppose deux aspects importants qui méritent d’être soulignés avec
force. Le premier aspect est que, par la communauté dialogale du langage,
Tsiamalenga différencie le « Nous » de la communauté aux relations
intersubjectives. En effet, les relations intersubjectives caractérisent
très souvent une approche individualiste de la société. L’intersubjectivité
pour Tsiamalenga définit une socialité inter-individualiste, inter-solipsiste,
inter-monologiste, inter-personnaliste et/ou associationniste. La socialité bisoïste par contre « transcende la simple facticité
inter-individualiste et associationniste »[9].
Le deuxième aspect est que par le fait de la nature du langage humain, l’être humain est un être social au sens communautaire,
c’est-à-dire au-delà de la simple relation entre deux « Je » ou entre
un « Je » et un « Tu » de la relation intersubjective. Reconnaître
donc le langage humain c’est ipso facto
reconnaître la socialité humaine au-delà de l’intersubjectivité.
La communauté dialogale (postulée par le langage) suppose et postule
une éthique
L’une des contributions les plus importantes
de la philosophie du langage c’est
d’avoir mis en exergue l’éthique de la communication. La philosophie du langage
a démontré qu’il y a une éthique dans la communication. Le langage humain comme
communication digne de ce nom suit des règles éthiques. Il implique deux
grammaires : la grammaire de la langue utilisée et une grammaire éthique.
Par conséquent, la socialité humaine mise en relief par le langage est une
socialité éthique. Tshiamalenga affirme à cet effet :
« Une telle socialité idéale en tant que
condition de possibilité de tout jeu de langage, de tout acte de parole et donc
de toute communication digne de ce nom est toujours en même temps une socialité
éthique. En effet, pour que la communication soit une communication, certaines
normes universelles et impératives doivent nécessairement et toujours déjà être
postulées : la socialité, l’égalité des partenaires dialogaux en ce qui
concerne tant les droits que les devoirs, la recherche de la vérité en termes
de consensus vrai, la nécessité, la conformité au bon usage des expressions
linguistiques utilisées, i.e. la conformité aux normes impliquées par la
composante performative ou illocutionnaire de tout acte de parole, etc.
Ainsi donc, ce qui distingue la socialité
humaine de la socialité animale c’est certes le langage. Mais c’est surtout les
conditions de possibilité pour que le langage soit en même temps une
communication digne de ce nom. Et il se trouve que bon nombre de ces conditions
ne sont autres que des impératifs catégoriques, i.e. des normes éthiques, en
sorte que la société humaine se distingue de la société animale en ceci que la
société humaine est nécessairement et toujours déjà constitutivement une
SOCIETE ETHIQUE »[10].
En définitive, l’examen du langage humain dans la
perspective de Tshiamalenga Ntumba révèle donc une éthique qui ne se situe pas au
niveau individuel ou personnel du « je », ni au niveau du
« je-tu » de l’intersubjectivité, mais au niveau du
« Nous » (Biso) de la société. La socialité humaine est
fondamentalement une socialité éthique. L’éthique sociale participe de la
constitution même du type d’être que sont les êtres humains. Placer la
spécificité de l’éthique sociale au niveau de la socialité humaine, c’est en
même temps postuler un lien fondamental entre l’éthique sociale et
l’anthropologie. C’est donc à juste titre que Roger Mehl affirme que
« [c]’est l’anthropologie qui constitue le lien entre l’éthique
personnelle et l’éthique sociale »[11].
[1] Ce mot
vient du Lingala « biso » qui veut dire « nous ». Le lingala
est une des langues parlées au Congo-Brazzaville et en République Démocratique
du Congo.
[2] Tshiamalenga, Ntumba, « Langage et socialité: Primat de la 'Bisoïté'
sur l'intersubjectivité », dans Recherches Philosophiques Africaines, Philosophie et ordre social, Actes de la 9e
Semaine Philosophique de Kinshasa du 1er au 07 décembre 1985,
Kinshasa, Facultés de Théologie Catholique de Kinshasa, 1985, p. 57-82, à la p.
57.
[4]
Ibid., p. 64.
[5]
Ibid., p. 61-66.
[6]
Ibid., p.66.
[7]
Ibid., p.67.
[8]
Ibid.
[9] Ibid., p.58.
[10] Ibid., p. 67-68
[11] Roger Mehl, Pour une éthique sociale Chrétienne, Cahiers théologiques 56,
Neuchâtel, Suisse, Editions Delachaux et Niestlé, 1967, p.14.
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