DE L’INJUSTICE
COMME VIOLENCE
A LA
JUSTICE COMME CONTENU DE L’ETHIQUE DE LA PAIX
Par Mathieu Ndomba
0.
– Introduction
Il paraît étrange de concevoir la violence sous l’angle de l'injustice et/ou
vice versa.
En fait, l’intersection entre la violence et l'injustice n’apparaît pas
toujours de manière explicite. En général, l’on conçoit la violence à partir
d'une perspective exclusivement physique ou psychologique. Cette conception ne
met pas en relief la relation entre la violence et l’injustice. Toutefois, une
compréhension globale et large de la violence et de l’injustice permet de
percevoir des similitudes qui rendent éloquente une interprétation de la
violence conduisant à une articulation d’une éthique de la paix centrée sur la notion
de la justice.
L'expression Latine suum cuique tribuere qui donne la compréhension traditionnelle de
la justice, veut dire rendre à chacun ce qui lui est dû. Ainsi, dans la plupart
des cas, les situations d’injustice représentent une carence ou un manquement de
l’attribution de ce qui est dû à une personne ou à un groupe de personnes. Par
définition, un tel manquement indique une violation, c’est-à-dire un acte de
violence. Refuser de rendre à une personne ou à un groupe de personnes ce qui
lui est dû, c’est violer ou faire violence à son droit de jouir de ce qui lui
est dû. Ainsi, dans la plupart des cas, l’injustice exprime la violence et vice
versa. Je vais montrer dans cette réflexion que cette intersection entre
violence et injustice permet non pas seulement d’avoir une compréhension
globale et large de la violence (i),
mais aussi crée une clairière où une éthique de la paix peut être articulée de
manière pratique et effective sur le concept de la justice (ii).
i. - Une esquisse du
panorama de la violence
L’un des plus grands problèmes que pose la définition traditionnelle de la
justice que je viens d’évoquer se rapporte à la détermination de ce qui est
dû. Qu’est-ce qui est dû à une personne qui, pour faire justice, doit lui être
attribué ? Plusieurs philosophes, spécialement ceux qui ont élaboré des
théories de la justice, ont essayé d’établir des listes de ce qui est dû à une
personne. Cela n’empêche pas de se
demander si l’on peut vraiment établir une liste exhaustive et ahistorique de ce qui est dû à un être
humain ? Il faut concéder ici une difficulté pratiquement insurmontable.
Cependant, si l’on ne peut établir une liste exhaustive et ahistorique, l’on peut tout au moins se rendre compte que tout
élément sur une telle liste va se référer, d’une manière ou d’une autre, aux
attributs de la vie humaine, c’est-à-dire aux caractéristiques de la dignité
humaine. Tout ce qui est dû à une personne est lié, d’une manière ou d’une autre,
à la dignité de la personne humaine. Ce qui est fondamentalement dû à une
personne, c’est le respect de sa dignité, c’est-à-dire le respect de son
bien-être lié à ses besoins et droits fondamentaux, le respect de ses libertés
et de ses relations à elle-même, à autrui et au monde. Les listes de ce qui est
dû à un être humain fournissent les expressions et les formes du respect de la
dignité humaine. L’injustice représente donc une forme de carence, de
manquement ou de violation de l’une ou l’autre caractéristique de la dignité
d’une personne prise individuellement ou comme membre d’un groupe social donné.
Cette définition de l’injustice permet
d’avoir une compréhension plus large de la violence. Comme l’injustice, la
violence désigne non pas seulement des actes d’agression, mais aussi toute
violation de l’une ou l’autre caractéristique de la dignité de la personne
humaine de quelque manière que ce soit. Concrètement, une violation de la
dignité de la personne se fait à travers la violation de ses libertés, de ses
relations sociales et de ses droits fondamentaux garantissant son bien-être
matériel, psychologique, mental et spirituel. Dans une perspective globale et
large, la perception de la violence ne peut se limiter à l’agression qui la
caractérise habituellement. Elle ne se limite pas à traduire une utilisation
négative de l'agressivité. Elle traduit un champ sémantique plus large.
La compréhension de la violence qui se fait à partir du non-respect ou de la
violation des caractéristiques de la dignité humaine embrasse un large éventail
de situations. Dans cette perspective, la violence peut être explicite ou
implicite, directe ou indirecte, intentionnelle ou non, connue ou inconnue,
individuelle ou sociale, systématique ou structurelle ... Une violence explicite
fait référence à une attitude objectivement et visiblement hostile à la dignité
d’autrui. Elle implique par exemple l’usage de la force, des armes, des
insultes, des mots hostiles, des menaces, etc. La violence implicite, par
contre, se réfère à la violence psychologique. Par exemple, les situations de
marginalisation, d’exclusion, de mépris, etc. peuvent comporter une violence
ayant des effets psychologiques.
Une violence intentionnelle ou connue exprime des attitudes délibérément
hostiles à la dignité d’autrui. Elle vient des choix volontairement inamicaux ou nuisibles. Au contraire, la
violence non-intentionnelle se rapporte à des dommages causés de manière
involontaire à la dignité d’autrui. Elle peut être connue ou inconnue. Par
exemple, une pollution accidentelle de l'environnement est une violence non-intentionnelle.
Elle est une violence parce qu’elle viole le bien-être des populations qui
s’exposeront aux dangers de cette pollution. Elle est connue lorsque, par
exemple, une personne jette sciemment, dans la nature et sans les avoir
préalablement recyclées, des substances chimiques nocives comme cela s’est fait
à Abidjan, en Côte d'Ivoire. Cette violence est inconnue quand la(les)
personne(s) impliquée(s) ignore(nt) les
faits.
La violence peut aussi être individuelle,
sociale ou structurelle. La violence individuelle est liée à des attitudes
hostiles qu’une personne a contre une autre personne ou un groupe de personnes.
Par exemple, une agression physique ou verbale d’une personne contre une autre
exprime une violence individuelle. La violence sociale est celle qu’exerce un
groupe de personnes contre un autre groupe de personnes. Elle peut représenter
un ensemble d’attitudes ou de structures et d’institutions sociales acceptées
par un groupe de personnes mais qui sont hostiles à la dignité des membres d’un
autre groupe de personnes. Par exemple, le racisme, l’exploitation, l’impérialisme,
la domination, l’occupation du territoire d’autrui, la colonisation,
l’apartheid, la destruction de la culture d’autrui, l’oppression, le génocide,
la guerre d’agression, l’épuration ethnique, etc. représentent des cas de
violence sociale ou structurelle.
Le dénominateur commun de toutes ces formes de violence est qu’elles traduisent
une attitude inamicale, hostile ou nuisible à l’épanouissement de la dignité humaine.
Elles décrivent des circonstances où l’on ne rend pas à une personne ou à un
groupe de personnes ce qui lui est dû de manière fondamentale, c’est-à-dire le
respect de sa dignité comme être humain. Ainsi, du point de vue moral ou
éthique, la violence est fondamentalement une question de désordre dans la
relation à autrui. Il s’agit d’un désordre qui se traduit par l’hostilité et le
caractère nuisible ou inamical dans la relation. La violence naît du désordre
dans la relation à autrui, c’est-à-dire des carences, manquements ou violations
contre la dignité d’autrui. Par conséquent, toute éthique de la paix doit
envisager le caractère ordonné et harmonieux de la relation à autrui, c’est-à-dire
le respect et la promotion de la dignité humaine. Etant donné que, de manière
fondamentale, la justice définit l’ordre relationnel, toute éthique de la paix
représente une certaine articulation de la justice comme condition minimale et sine qua non de la paix.
ii. – Justice comme contenu
d’une éthique de la paix
L’articulation de la violence en termes
d’injustice a un avantage certain. Elle met en exergue la catégorie de la
justice comme contenu de l’éthique de la paix. La violence comme violation, de
quelque manière que ce soit, de la dignité personnelle ou celle d’autrui est
nécessairement un sujet lié à la justice. En fait, cette définition montre que
la violence est avant tout une question relationnelle. Elle définit un type de mauvaise relation, de relation immoral ou de relation inéquitable avec soi-même,
avec autrui ou avec le monde. La violence se réfère donc à l’injustice parce
que la justice désigne le caractère moral ou équitable d’une relation.
Rendre à chacun ce qui lui est dû est une expression de l’impératif d’établir
une relation juste et donc équitable et moral avec autrui. En fait la paix
s’établit à l’issue des relations justes, équitables et harmonieuses. La paix
est le fruit de la justice parce que c’est la justice qui définit le type de
relation que constitue la paix. Ainsi, toute éthique de la
paix doit nécessairement comprendre ne fût-ce qu’une certaine articulation de
la justice comme son contenu.
Il faut noter ici avant de poursuivre l’argument
que la plupart des grandes théories de la justice, celle de John Rawls comme
celle de Michael Walzer par exemple, articulent la justice à partir du paradigme de la distribution de ce qui
est dû. C’est fort louable dans la mesure où il s’agit de rendre, de distribuer
ou d’attribuer à chacun ce qui lui dû. Cependant l’on doit circonscrire cette
distribution dans le cadre de la recherche d’un type de relation que l’on
appellera relation juste ou équitable, ou encore relation de justice.
Circonscrire le paradigme de la distribution dans un cadre relationnel plus
large permet de rendre compte des aspects de ce qui est dû à une personne ou à
un groupe de personnes et qui ne correspondrait pas aux structures de
distribution. Considérons la dignité humaine pour illustration. Elle est ce qui
est fondamentalement dû à chaque personne comme être humain. Cependant, il
serait difficile de penser une structure qui assurerait la distribution de la dignité
humaine comme on distribuerait un bien physique. Par contre, le concept de relation
permettrait d’articuler des aspects comme la dignité humaine dans la définition
de la justice.
Signalons par ailleurs que toute bonne
relation suppose une certaine mutualité. Je dis une « certaine »
parce que ce n’est pas toute mutualité qui définit une relation bonne. Une
mutualité peut être utilitariste ou peut servir pour exploiter autrui. La mutualité
dans la relation juste comporte l’impératif de respecter les prérogatives
d’autrui et l’attente explicite ou implicite d’un traitement favorable par les
autres en raison de la considération de la dignité humaine. Par exemple, même
dans un milieu inconnu, de même que l’on se donne le devoir de traiter les
autres avec certains égards, l’on s’attend, de manière tout au moins implicite,
d’être traité avec les mêmes égards, ou tout au moins d’une manière différente
de la manière dont on traiterait un animal. La mutualité dans la relation juste
comprend donc d’une part les droits et prérogatives auxquels on peut s’attendre
comme un être humain et, d’autre part le devoir de respecter les prérogatives
et droits des autres.
Ainsi, comme concept relationnel et comme
contenu de l’éthique de la paix, la justice comprend le droit de jouir du
respect de sa dignité par les autres et le devoir de respecter la dignité des
autres. La paix dans une communauté s’établit donc quand tous les membres de
cette communauté s’engagent à jouir de leur droit d’avoir leur dignité
respectée, mais aussi le devoir de respecter de manière consistante la dignité
d’autrui. C’est Saint Thomas d’Aquin qui affirme que la justice produit la paix
de manière indirecte parce qu’elle écarte les obstacles à la paix. La mutualité entre le
droit de jouir du respect de sa dignité et l’engagement à respecter la dignité
d’autrui prévient ou écarte d’emblée le potentiel conflictuel dans la société.
Cependant, le langage des droits et des devoirs
a aussi ses problèmes et ses limites. Les limites liées à ce langage deviennent
ipso facto celles d’une éthique de la
paix qui se bornerait à une compréhension de la justice exclusivement centrée sur
le langage des droits et devoirs. En effet, ce langage dans la plupart des cas
se rapporte au prescriptible. La question est donc de savoir si la justice peut
atteindre son idéal et sa logique interne quand elle se limite à ce qui est
et/ou peut être déontologiquement prescriptible. La réponse à cette question
déterminerait l’efficacité d’une éthique de la paix basée exclusivement sur une
compréhension de la justice qui se limiterait au prescriptible.
L’expérience
montre que le prescriptible ne permet pas toujours d’atteindre l’idéal ou la
logique interne de la justice qui est de parvenir au bien commun ou d’établir
une relation équitable, épanouissante et harmonieuse. Considérons par exemple le SMIG (le salaire minimum interprofessionnel garanti).
Il est le salaire minimum prescrit par la loi à tout employeur. Dans la plupart
des pays Africains, le Smig représente un salaire de misère. Il n’est pas du
tout une « rémunération juste », c’est-à-dire une rémunération qui permettrait au salarié et à sa
famille de vivre décemment. Un
employeur soucieux du bien commun et de l’idéal de la justice doit aller au-delà
du salaire prescrit et payer à son employé ce qui peut être considéré comme un
« juste salaire ».
L’employeur soucieux du bien commun qui paye son employé au-delà
du salaire prescrit, pour lui permettre de vivre décemment, pose un acte
altruiste et généreux. Même si une éthique ne peut prescrire des actes
altruistes, il reste que ce genre d’actes a une importance capitale pour interrompre
le cercle vicieux de la violence. En situation d’agression par exemple, la
règle est souvent la rétribution ou la loi du talion : « œil pour
œil, dent pour dent ». Quand on se rend compte que la violence appelle la
violence ou que la violence se nourrit de la violence, le cercle vicieux ne
peut être arrêté que si, à un certain moment, une personne décide, par un acte
altruiste et généreux, de ne plus servir
de medium, de fil conducteur ou de vecteur à la violence. En agissant ainsi, il stoppe le cercle vicieux de la violence et établit
la paix de manière non pas indirecte, mais plutôt directe. Peut-être
que c’est cela que le Sermon sur la
Montagne suggère quand il nous présente Jésus demandant de tendre l’autre
joue, d’aimer les ennemis et de prier pour « ceux qui vous persécutent »
(Matthieu 5, 38-44).
Il sied de se demander à ce niveau s’il est encore
question de la justice quand on parle de l’importance d’actes altruistes et
généreux pour stopper le cercle vicieux de la violence. Il se peut aussi que l’on soit passé de la
justice comme principe du suum cuique
tribuere à la justice comme vertu. Comme une vertu, la justice conduit à la
responsabilité centrée non pas seulement sur le principe, mais aussi sur la
logique interne et/ou l’idéal même de la justice. La responsabilité du juste
peut donc l’amener à poser des actes altruistes et généreux, et donc non
prescrits, pour établir directement et effectivement la paix et l’harmonie.
En conclusion, disons que l’articulation de la violence
en termes d’injustice nous a permis d’atteindre deux objectifs. Le premier
objectif est celui d’une compréhension holistique de la question de la
violence. La violence ne se limite pas à l’agression. Elle comprend toute
atteinte injuste, de manière directe ou indirecte, implicite ou explicite, à la
dignité humaine. Le second objectif se rapporte au lien entre l’injustice de la
violence et la justice comme contenu de l’éthique de la paix. Le simple fait de
définir la violence en termes d’injustice suggère que la solution vient
nécessairement d’une certaine articulation de la justice comme expression des
relations ordonnées, harmonieuses et pacifiques. Cependant, il s’agit non pas
seulement de la justice comme principe, mais aussi de la justice comme vertu,
celle de la personne qui, parce que juste, prend la responsabilité de l’idéal
de justice au point de poser des actes altruistes et généreux nécessaires pour
stopper le cercle vicieux de la violence.
Cependant l’on doit reconnaître que la violence comme le
mal semblent faire partie intégrante de l’expérience humaine. Ainsi, même si
tout semble être en place pour une éthique effective de la paix, on ne peut ne
pas se demander si le problème de la violence peut vraiment trouver une
solution définitive. En tout cas, l’un des objectifs d’une éthique de la paix,
c’est de créer une clairière où peut s’épanouir d’abord l’optimisme sur la
possibilité d’un monde de paix, ensuite l’espérance ou l’espoir qu’en fin de
compte le bien aura raison du mal ou que le bien triomphera sur le mal, et
enfin la foi en Dieu qui est la source
de la vraie paix.